Rationalité située et mise en perspective

La cartographie est au croisement de multiples domaines allant de la communication à la psychologie en passant par la statistique. L’ensemble des domaines scientifiques et plus largement l’ensemble du spectre des acteurs peut donc se saisir de la cartographie, en tant qu’outil ou support de communication.

Face à cette multiplicité d’acteurs, on peut se demander si tous ont le même avis et la même finalité dans la production de cartes. Pour cela nous allons exposer ici une métaphore permettant de se saisir complètement de cette question. Ensuite nous identifierons deux méthodes utiles à la compréhension de la cartographie, et nous les hybriderons pour former un outil à vocation adaptable, polyvalente et universelle. Finalement nous nous essayerons à une mise en abîme en passant rapidement cet article au crible de notre outil, dans un but d’illustration.

La brocante, métaphore filée de la rationalité située des acteurs : 
Vous avez déniché dans votre garage une vieille maison de poupée, mise sous un drap et prenant la poussière depuis des années, inutile et délaissée. Vous faites un ménage de printemps, aussi vous trouvez que plutôt que de la jeter, il serait plus rentable de la vendre. Justement, vous êtes au courant d’une brocante à quelques pas de chez vous dans quelques semaines, et vous vous dites que c’est l’occasion.

Non initié en termes d’antiquités, vous dépoussiérez votre maison de poupée de votre mieux, vous mettez en scène les éléments intérieurs d’une façon qui vous paraît attractive pour le client.

Curieux, vous faites une recherche sur internet, et tombez sur des articles de jouets pour enfants. Vous faites une comparaison des prix pour vous situer. Vous continuez vos recherches et retenez la définition wikipédia de « maison de poupée » :

« Une maison de poupée est une maison fabriquée en modèle réduit, afin d’accueillir des poupées. Initialement destinées à servir de jeu pour les enfants, leur construction et leur collection sont également devenues un passe-temps pour certains adultes.

L’histoire des maisons de poupées modernes remonte aux vitrines de miniatures du XVIe siècle en Europe qui montraient des intérieurs idéalisés. Des maisons de poupée plus petites, avec des intérieurs plus réalistes, sont ensuite apparues en Europe au XVIIIe siècle. Elles étaient fabriquées à la main, mais après la Révolution industrielle et la Seconde Guerre mondiale, des usines ont commencé à fabriquer en masse des maisons de poupée plus standardisées et moins chères. »

Fort de votre néo-expertise, vous identifiez votre maison comme datant d’avant la seconde guerre mondiale (puisque réalisée à la main), et estimez son prix à la louche, en fonction des matériaux utilisés et l’arrêtez à 300 euros. Vous êtes content, vous pouvez gagner 300 euros sans autre coût que le temps de votre recherche internet, du dépoussiérage et de la brocante.

Vous arrivez tôt le jour de la brocante, et des gens sont déjà sur place : d’autres vendeurs occasionnels, des voisins, des connaissances, des passants, des brocanteurs. Vous êtes malin et dans le doute n’apposez aucun prix sur votre article. Les badauds vont passer, les enfants s’extasier sur votre objet. On va vous demander son prix, et comme vous êtes prudent, vous demandez des offres sans donner le prix que vous vous étiez fixé. Personne ne l’atteint, aussi vous passez. Un homme toutefois, parmi les premiers arrivés, repasse plusieurs fois, vous écoute discuter du prix et repart.

En fin de journée, personne ne vous a encore proposé 300 euros, que vous estimez pourtant légitimes à votre article. Vous commencez à ranger. L’homme qui est passé plusieurs fois vient finalement vous parler, et vous propose 280 euros. Piqué au vif, après une journée sur votre chaise en plein soleil, vous prenez un temps de réflexion et proposez 400 euros. Votre interlocuteur, à l’œil vif et rôdé à ce genre de tractations, vous propose 320 euros. Vous négociez, et arrivez finalement à un prix de vente de 350 euros.

Satisfait, vous vous serrez la main, l’affaire est conclue et vous avez rentabilisé votre « non-investissement ».

Quelques mois plus tard, vous allez visiter par hasard un musée et vous tombez sur votre maison ! Un article accompagne la vitrine protectrice  » Cette maison de poupée bourgeoise inestimable à été louée par le musée à Mr Untel (vous reconnaissez votre acheteur de la brocante) pour une valeur de 16 000 euros et débute ici même une tournée européenne de 6 mois des musées de notre réseau. L’article retournera ensuite dans la collection privée de Mr Untel, antiquaire et enseignant émérite à l’université d’histoire XXI Paris-Sorbet. Cette maison de poupée datée du XVI° siècle, dans un excellent état de conservation présentait, comme le voulait la tradition à l’époque, une réserve de vraies pièces d’or derrière la cheminée. »

Mise en perspective :
Cette petite histoire est complètement imaginaire mais permet néanmoins de se saisir de la question de la rationalité située des acteurs. Dans cet exemple, l’acheteur comme le vendeur sont deux acteurs de la brocante, et sont tous les deux là pour faire des affaires. Leurs intérêts mutuels se rencontrent autour de la maison de poupée, et chacune des deux parties a sa propre expertise, sa propre vision du sujet, son propre réseau, son propre intérêt et ses propres finances.

Pour se recentrer vers une approche plus scientifique, la rationalité économique est la dimension fondatrice de l’économie moderne. Ainsi la « rationalité » (caractère de ce qui est rationnel, qui fait appel à la raison) vient se positionner en tant qu’élément central de l’attitude et de l’action d’un « agent économique » pour utiliser les termes de la discipline. Cette rationalité va lui permettre de classer et prioriser en fonction de son budget, de ses besoin, de ses envies et du contexte ce qu’il va ou ne va pas acheter, ce qui aura un effet sur ses pratiques dans leur ensemble.

Le pain est-il plus important que l’or ? Dois-je acheter un bateau et une canne à pêche ou 10 kilos de poisson ? Cette rationalité est donc étudiée en économie, notamment pour définir des comportements d’achat (ou de non-achat) pour optimiser ainsi les ventes en se calquant le plus possible sur ce que l’on pense de l’acheteur (prix maximum, prix minimum, réaction d’opportunité face à une promotion…). Ce phénomène de prise en compte des comportements de l’acheteur est appelé « rationalisation des ventes »…

Ainsi la rationalisation est l’intégration de l’individualité et de la posture au sein du système, et ce depuis la personne vers le système. Cette vision de la faculté de l’esprit humain à fixer des critères qui lui sont propres (qu’ils soient véridiques, justes, fantasmés ou égoïstes importe peu) est à systématiquement intégrer dans le regard sur le monde. Chacun répond à sa propre logique, son intérêt propre, qui n’a pas forcément été identifié ou prononcé et qui ne sera pas forcément assumé par la suite. C’est un paradigme implicite majeur lors de l’essentielle focale sur le jeu entre acteurs.

La cartographie ne fait pas exception, particulièrement parce qu’elle intègre des notions issues de multiples disciplines et territoires uniques, il est primordial de se remémorer cette dimension de rationalité située des acteurs. Comment analyser via ce prisme la cartographie, et plus généralement la société ?

6 Consonnes, 1 Voyelle, 4 Lettres
Il existe une technique simple, nommée QQOQCCP pour : Qui ? Quand ? Où ? Comment ? Combien ? Pourquoi ?

Face à une carte, vous devez vous poser l’ensemble de ces questions, de façon à bien comprendre les intentions et la position de l’émetteur, puisque vous êtes le récepteur. C’est une dimension à prendre en considération si vous produisez des cartes vous même.

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Source

De façon globale, c’est une matrice de réflexion qui s’avère utile dans toute les situations.

De l’Industrie à la Cartographie, Ishikawa et les processus de production
Si l’on veut aller plus loin, on peut coupler cette approche avec celle d’Ishikawa, aussi appelée « Diagramme en arêtes de poisson » ou technique des 5m. Ce diagramme est issu de la gestion de la qualité et permet une réflexion visuelle :

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Source
  1. Matière : les matières et matériaux utilisés et entrant en jeu, et plus généralement les entrées du processus. En cartographie, on pourrait considérer cette matière première comme les données.
  2. Matériel : l’équipement, les machines, le matériel informatique, les logiciels et les technologies.
  3. Méthode : le mode opératoire, la logique du processus et la recherche et développement.
  4. Main-d’œuvre : les interventions humaines.
  5. Milieu : l’environnement, le positionnement, le contexte.

Ainsi la moindre modification de l’un des « M » va modifier l’effet final. C’est tout à fait valable en cartographie, si l’on considère qu’un changement de donnée va modifier le rendu final, et que l’utilisation d’une version de logiciel différente va compliquer ou faciliter telle tâche…

Q²OQC²P5M, ou l’hybridation vers un outil d’identification de la rationalité située des acteurs en cartographie
Ainsi en croisant ces deux matrices d’analyse et en les dirigeant vers la cartographie, ce schéma prend en compte la majorité des éléments importants à l’analyse et à la compréhension de la rationalité située des acteurs émetteurs en cartographie :

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Dans ce système dialogique, on interroge de façon systématique la méthode et l’acteur. Le QQOQCCP sert à identifier le ou les acteurs, et l’approche d’Ishikawa permet de questionner la méthode, en utilisant des savoirs et pour servir des intérêts.

Ce système est proposé en tant qu’outil de « rationalisation » de l’information. Il est adaptable et modifiable pour coller au mieux au sujet, en fonction du contexte. Une carte est un « produit fini », et comme l’ensemble de ceux-ci est le résultat d’un processus de production. A vous désormais « observateurs attentifs » d’identifier lequel.

Il est a espérer que ce petit article, qui progressivement expose la logique d’analyse de la rationalité située des acteurs vous permette de mieux saisir la cartographie, et plus largement le monde.

Mise en abîme
En guise d’exemple, voici la base de réflexion pour la production de cet article. C’est une carte heuristique nommée « Les biais potentiels en cartographie ».

Cette image est la genèse (savoirs) de cet article, et le temps, les lectures et les réflexions en sont la méthode. Faire de vous des observateurs attentifs, faire connaitre l’auteur et le processus de production en lui même en sont les intérêts.

L’article est en construction depuis septembre 2018 jusqu’en janvier 2019 sur les territoires des Landes et de la Gironde. Les seuls outils utilisés sont une connexion internet, un esprit curieux et un ordinateur.

L’acteur est un étudiant de M2 Innovation Territoriale et Expérimentations, Gestion Territoriale de Développement Durable, spécialisé en cartographie et intéressé par les sciences sociales interdisciplinaires. La commande est scolaire et demande l’exposé d’un ou deux articles permettant de présenter les « expertises » des étudiants de la promotion.

Quentin Sougnez

Et pour aller plus loin :

Cossette, Pierre. « La cartographie cognitive vue d’une perspective subjectiviste : mise à l’épreuve d’une nouvelle approche », M@n@gement, vol. vol. 11, no. 3, 2008, pp. 259-281.

Graham T. Allison et Philip D. Zelikowv, « L’essence de la décision. Le modèle de l’acteur rationnel », Cultures & Conflits [En ligne], 36 | hiver 1999 – printemps 2000, mis en ligne le 20 mars 2006