Le développement des territoires ruraux à travers le prisme de leur caractérisation géographique

Par Thibaut THOMAS de CLOSMADEUC

En termes géographiques la ruralité a longtemps été définie en négatif de l’urbain : les territoires ruraux correspondant aux territoires non-urbains. Ils sont effectivement partiellement laissés visibles par les indicateurs de l’Institut national de statistique et d’études économiques (INSEE), à savoir les unités urbaines, définies en 1954, puis par le zonage en aires urbaines, défini en 1996. Comme l’expliquent Pierre Pistre et Frédérique Richard1, les nomenclatures officielles portent en elles une légitimité institutionnelle qui leur confère une double portée prescriptive et performative. De ce fait, les catégories spatiales sont « productrices de territoires par le biais des politiques publiques et des acteurs, nationaux et locaux, qui se les réapproprient en fonction de leurs projets ». L’impensé géographique de la ruralité peut donc expliquer en partie le manque d’efficacité de l’action de l’Etat dans les campagnes, ne traitant que les conséquences de la crise de la ruralité sans en reconnaitre les sources. En tant que garante de l’identité et du système économique rural, l’autorité publique centrale décide ainsi de mesures correctives à partir des années 1960 : modernisation de l’agriculture et régulation du marché agricole. Il s’agit de redynamiser et de soutenir une économie rurale essentiellement agricole et artisanale, que le géographe Jules Blache allait jusqu’à qualifier d’« attardée » en 19622 . Tandis que le phénomène d’exode se stabilise au milieu des années 1970, une nouvelle conception de la ruralité s’impose : l’aménagement du territoire, tel qu’imaginé par le géographe Jean-François Gravier dans les différentes éditions de son ouvrage Paris et le désert français (1947, 1958, 1972). La politique qu’il élabore, percevant Paris en véritable puissance colonisatrice de ses provinces, vise à réduire les inégalités régionales. Créée en 1963, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) incarne l’action d’un Etat fort et centralisé, à travers une politique volontariste et transversale de rééquilibrage. Ainsi, des métropoles d’équilibre sont établies (Lyon-Saint-Etienne-Grenoble, Aix-Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes-Saint-Nazaire, Strasbourg, Metz-Nancy), et le développement des villes petites et moyennes est favorisé par leur industrialisation. Les résultats de cette politique sont cependant mitigés, puisque les métropoles ont finalement capté la majorité des richesses et des populations de leur région. Bien que l’écart entre Paris et ses provinces ait été réduit, la frontière entre urbain et rural demeure.

Plus récemment, la ruralité fait face à une autre crise profonde, intimement liée à ces déséquilibres territoriaux hérités de « “L’âge d’or” de l’Etat aménageur »3 : la désertification. Les grands pôles urbains d’activité laissent les territoires ruraux (désormais désindustrialisés) se vider d’une partie de leurs équipements et services. Il s’agit des services publics, des services de santé et des commerces de proximité. Cette absence renforce les carences sociales déjà présentes dans ces territoires, sources de paupérisation. Pour y remédier, l’Etat a mis en place les Contrats de pays (à partir de 1976) qui s’appuyaient sur une vision géographique du territoire héritée de la période vichyste, faisant des bassins de vie et des petites villes les éléments structurants des territoires ruraux. Plus de 600 contrats de pays ont été signés jusqu’en 1982 et la première décentralisation. Cette dernière a engagé le transfert de ces compétences, liées au développement des espaces ruraux, aux collectivités locales.

La réponse qu’apporte désormais l’Etat prend en compte de nouveaux outils permettant de mieux identifier les territoires que l’on qualifie de ruraux. Jusqu’alors, la mesure de la ruralité dépendait du zonage en aires urbaines réalisé par l’INSEE. Ce zonage consiste en un découpage « fondé sur l’identification de pôles, unités urbaines concentrant au moins 1500 emplois, puis sur la délimitation de leurs aires d’influence en s’appuyant sur les trajets domicile-travail de la population des communes avoisinantes ». Les zones géographiques rurales identifiées, ou plutôt non-identifiées, représenteraient 5% de la population selon le zonage en aires urbaines, et 20% selon le zonage en unités urbaines. Et si ces chiffres nous décrivaient les territoires ruraux « en creux », la grille communale de densité adoptée en 2020 nous permet de les définir « en plein ». Ce nouvel indicateur, fruit du Comité interministériel aux ruralités créé en 2019, prend non seulement en compte la population communale, mais aussi et surtout sa répartition dans l’espace. Les quatre catégories de communes qui en découlent permettent d’analyser plus finement la diversité des territoires français sans en occulter la réalité rurale. La grille communale de densité distingue ainsi des communes densément peuplées et de densité intermédiaire, qualifiées d’urbaines, et des communes peu denses et très peu denses, qualifiées de rurales. Selon les données du recensement de 2017, la part de la population rurale s’élève à 33%.

Parallèlement, une étude parue en 2020 coordonnée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et menée par l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) a construit une armature de centralités sur l’ensemble du territoire français métropolitain. L’indicateur principal caractérisant les 34 841 communes est la base permanente des équipements (BPE) de 2017 élaborée par l’INSEE. Cela permet d’identifier 10 774 centres d‘équipements et de services répartis dans quatre catégories de centralités, et de mesurer leur fragilité non seulement économique et sociale, mais également géographique, au regard de leur répartition sur le territoire. Cette étude comprend donc des indicateurs adaptés à la mesure des contraintes propres au milieu rural. Cet élément est d’autant plus déterminant au regard de la nuance apportée par Éric Charmes (2017), énoncée en introduction, qui distingue les Communes rurales situées aux abords des grandes agglomérations de celles plus isolées. Et si, comme l’énoncent Pistre et Richard (2018), la caractérisation géographique des territoires détermine la teneur des politiques publiques d’aménagement qui y sont menées, alors l’efficacité des récents programmes destinés aux territoires ruraux devrait se voir largement améliorée par l’identification plus fine que proposent l’INSEE et l’INRAE (centralité et densité des Communes). Une nouvelle conceptualisation de la ruralité induirait-elle un renouvellement concret des moyens alloués au développement et à l’attractivité des Communes rurales ? Cette question mériterait d’être traitée dans une étude plus large.

Toujours est-il que les centres-villes et centres-bourgs des communes rurales, régulièrement ponctués de friches, de bâtiments vacants, et en proie au mitage, sont désormais la cible de nouvelles politiques publiques. Leur revitalisation permettrait de concentrer les efforts financiers à l’égard des milieux ruraux, en faisant profiter aux habitants des Communes alentours des mêmes efforts financiers. Les récents programmes de revitalisation mis en place par l’Etat (Action cœur de ville pour les communes moyennes, Petites villes de demain pour les petites communes) entendent mieux cibler les communes rurales fragiles en utilisant la nouvelle caractérisation des territoires ruraux. Cette méthode pourrait ainsi faire taire une critique récurrente : la mauvaise perception des réalités des territoires ruraux par l’Etat central, tenue comme responsable du manque d’effectivité des politiques menées à leur égard.

Références bibliographiques

1 Pistre P. Richard F. (avril 2018). Les malentendus du zonage en aires urbaines. Géoconfluences.

2 BLACHE J. (1966). La crise des campagnes. Annales de Géographie, t. 75, n°412, p.655

3 AUGIAS D. (2021). Aménagement et développement des territoires. Studyrama Editions