Transition énergétique : une question d’échelle ?
Depuis le début des années 1970, les rapports du Club de Rome (Meadows et al., 1972, 1992, 2004) ont alerté sur les difficultés de concilier les croissances économiques et démographiques exponentielles avec celle de l’exploitation des ressources naturelles. La production d’énergie sollicite une forte exploitation des ressources (fissiles, fossiles, minérales) et les externalités négatives qui en résultent (rejets de CO2 et réchauffement de la planète, gestion des déchets nucléaires, exploitation du gaz de schiste, etc.) provoquent des débats sur les modalités de production d’énergie et sur les changements requis pour promouvoir des énergies plus propres (Gérardin & Damette, 2020, p.8).
De la nécessité du changement naît le concept de transition écologique, puis de transition énergétique (Rolland et al., 2017). Les économies carbonées menaçant la soutenabilité des modes de vie humains, la biodiversité et le climat, les politiques publiques envisagent la transition comme un moyen d’atteindre une issue : face à l’urgence climatique, quels modes de développement promouvoir ? Lorsque la question est posée lors de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique à Paris en 2015 (COP 21), l’Assemblée générale de l’ONU adopte de nouveaux objectifs pour ses membres à l’horizon 2030 : les Objectifs de développement durable (ODD). Parmi eux, celui de “Garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable” (objectif 7) 1. En décembre 2019, à la COP 25 de Madrid, devant l’urgence climatique, l’Union européenne (UE) se fixe comme objectif la neutralité carbone à l’horizon 2050 et s’engage dans un Pacte vert (Green Deal) pour l’Europe dans lequel “la croissance est dissociée de l’utilisation des ressources” (2).
Un consensus international semble alors apparaître : il faut basculer d’une économie carbonée à une économie décarbonée, et adapter les consommations. Mais de nouvelles questions se posent : Comment transformer les modes de production et de consommation d’énergie actuels ? Quelle place pour les territoires dans cet effort collectif ? Quelle reconfiguration spatiale et quels impacts géographiques sont à prévoir ?
Vers un système énergétique décentralisé ?
L’expression “transition énergétique” est née en Allemagne au début des années 1980. Conceptualisée par des chercheurs germanophones de l’Öko-Institut, elle a alors comme objectif “l’abandon de la dépendance aux énergies fossiles et fissiles”, qui implique le passage du système énergétique actuel utilisant des ressources non renouvelables vers un mix énergétique basé sur des ressources renouvelables (Dessus, 2014). La transition énergétique est alors souvent appréhendée comme un basculement de la politique et du système énergétique faisant passer d’une politique de production centralisée (étatisée) orientée par l’offre à partir de sources non renouvelables à une politique de production décentralisée (privatisée) d’un mix énergétique fondé sur des sources renouvelables (Dessus, 2014).
Une transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables devrait alors entraîner de profonds changements géographiques (Deshaies, 2020, p.26). La production d’énergies renouvelables implique de rapprocher les lieux de production et de consommation et mobilise des sources énergétiques diffuses, à faible densité (Deruisseau, , p.24). Il faut entendre par là que les unités de production d’énergie d’origine renouvelable s’implantent sur un espace plus large que celle d’origine fossile ou fissile, pour une quantité d’énergie produite équivalente. Cet élargissement de l’implantation de la production énergétique implique d’introduire de nouvelles infrastructures dans les territoires. « Aujourd’hui les énergies renouvelables, et notamment l’éolien, remettent visuellement la production d’énergie dans un territoire, dans un paysage. » (entretien avec Sylvain ROCHE). La relocalisation de la production énergétique vient trancher avec un système de production dont les centrales sont cachées, reculées voire délocalisées.
De la décentralisation à la territorialisation
Loin de faire consensus dans le corps scientifique, le concept de transition énergétique est couvert par une multiplicité de définitions, renvoyant notamment à différentes échelles territoriales. A partir de plusieurs définitions de la transition énergétique, Duruisseau (Duruisseau, 2014, p.27) fait état de cinq différents niveaux scalaires de références (voir Figure 1) : échelle mondiale, régionale, nationale, locale et « non précisée ».
En France, une décentralisation du système énergétique a été amorcée avec la libéralisation du marché de l’électricité et du gaz en 2007. Cette ouverture a fait naître de nouvelles offres d’électricité, à l’instar d’Enercoop, et marque la fin du monopole d’EDF (national) sur ce secteur (Nicoloso, 2020, p.39). Cette décentralisation n’est que partielle puisque le réseau de distribution est toujours un monopole d’état et la politique énergétique est encore largement nationalisée. Cet ancrage national s’explique par les lourds investissements et la forte modernisation technologique du système énergétique durant les années 70, notamment liés au développement du nucléaire, où l’État tenait le rôle central (Bailleul, 2019, p.111).
L’intégration spatiale des nouvelles énergies dans les territoires implique toutefois une nécessaire reconfiguration des compétences et l’adaptation des politiques locales. La transition énergétique par le territoire remet au centre des politiques publiques des enjeux que le développement durable posait jusqu’alors : « l’articulation des échelles, le passage de décisions globales aux applications locales et les configurations d’acteurs au service des politiques urbaines favorisant la participation et la prise de décision des citoyens. » (Rolland et al., 2017, p.16).
Les échelons communal et intercommunal semblent les plus pertinents pour penser une autonomie énergétique à l’échelle locale (Nicoloso, 2020, p.40). Cet ancrage local des sujets énergétiques suppose une vision territorialisée de la transition. Duruisseau (2014) rappelle qu’au-delà d’une simple décentralisation, une territorialisation implique d’amorcer une réinscription à l’échelle locale qui « aspire à adapter les cadres spatiaux de l’action publique à la nouvelle réalité des territoires, en opérant un changement d’échelle » (Reghezza-Zitt, 2012).
Notes de bas de page
1 https://www.agenda-2030.fr/17-objectifs-de-developpement-durable/article/odd7-garantir-l-acces-de-tous-a-des-services-energetiques-fiables-durables-et#scrollNav-1-1
2 https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr#actions
Bibliographie
Bailleul, E. (2019). Le territoire et ses acteurs, fragile pilier de la transition énergétique française. Revue internationale et stratégique, 1(1), 107-117. https://doi-org.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/10.3917/ris.113.0107
Dessus B. (2014) La transition énergétique : pourquoi, pour qui et comment ?, Les possibles, Dossier “l’écologie, nouvel enjeu”, n° 3, Printemps, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-3-printemps-2014/dossier-l-ecologie-nouvel-enjeu/article/la-transition-energetique-pourquoi
Duruisseau, K. (2014). L’émergence du concept de transition énergétique. Quels apports de la géographie ? BSGLg. https://popups.uliege.be/0770-7576/?id=3932
Gérardin, H. & Damette, O. (2020). Quelle transition énergétique, quelles croissance et développement durables pour une nécessaire transition écologique ? Présentation. Mondes en développement, 192, 7-23. https://doi.org/10.3917/med.192.0007
Meadows D. H., Randers J., Meadows D. L. (2004) Limits to Growth, the 30 Year Update, New York, Chelsea Green Publishing Company, 338 p.
Meadows D. H., Meadows D. L., Randers J. (1992) Beyond the Limits: Confronting Global Collapse, Envisioning a Sustainable Future, New York, Chelsea Green Publishing Company and Earthscan, 295 p.
Meadows D. H., Meadows D. L., Randers J., Behrens W. W. (1972) The Limits to Growth, New York, Universe Books, Trad. Fr. complétée : Halte à la croissance, Paris, Fayard, 317 p.
Nicoloso, B. (2020). Les citoyens prennent leur destin énergétique en main. DARD/DARD, 2(2), 34-43. https://doi-org.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/10.3917/dard.004.0034
Reghezza-Zitt, M. (2012). La France dans ses territoires. Paris : SEDES.
Rolland, L., Volin, A., Coudroy De Lille, L., & Rivière-Honegger, A. (2017). Les géographes français et la transition : Une étude du changement spatio-temporel. In R. Sierra & A. Grisoni (Éds.), Nachhaltigkeit und Transition : Konzepte / Transition écologique et durabilité : Concepts (p. 297‑321). Campus Verlag. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01628802